«Le cubisme est né en Afrique»: entre Pablo Picasso et l’art africain, une histoire d’inspiration

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Le 8 avril 1973, Pablo Picasso posait le pinceau pour la dernière fois. Cinquante ans plus tard, le peintre espagnol laisse derrière lui une œuvre foisonnante, riche de dizaines de milliers de peintures, gravures, sculptures, imprégnées de son style signature, et de ses sources d’inspiration qui lui ont valu la réputation « d’avaleur des genres et des cultures ». Et parmi ces nombreuses influences, figure sa proximité avec l’art africain.

« L’art nègre ? Connais pas ! », ironisait Pablo Picasso à un critique d’art en 1920, du ton pince-sans-rire qui lui était propre. L’artiste ibérique, né en 1881 en Espagne, collectionnait pourtant à foison les objets d’art africain, océanique, hispanique et plus largement, extra-occidental. C’est en tout cas ce dont témoignent les trouvailles dans sa collection privée et les images de ses ateliers, truffés de statuettes, outils, ornements, masques, totems…

Picasso était un peintre d’expérimentation, à la fois l’un des plus acclamés et des plus décriés de l’art moderne, « pour son côté ultra misogyne et très violent envers les femmes », souligne Olivia Marsaud, responsable des arts visuels à l’Institut Français du Sénégal. Un petit prodige du dessin dès ses 14 ans qui « aurait pu être l’un des plus grands artistes classiques du XXe siècle », estime Gilles Plazy, l’un de ses biographes. Au contraire, celui qui fut la figure de proue du mouvement cubiste s’obstinera tout au long de sa vie à se détacher des conventions artistiques de l’époque, en quête perpétuelle de la réponse à sa question : « Comment se réinventer pour renouveler son art ? ».

Alors lui qu’on surnomme le « Minotaure » n’aura de cesse de puiser dans ce qui l’entoure, toujours à la recherche de nouvelles formes, de reliefs différents, de volumes inédits… C’est ce qu’il trouvera, dès le début de sa carrière, dans l’art africain.


Une fascination très rapide pour les objets africains

Au début des années 1900, en Europe, l’ère de l’expansion coloniale bat son plein et l’art dit « tribal » à l’époque, n’intéresse encore que les avant-gardistes comme Henri Matisse ou André Derain, fondateurs du fauvisme. Avant d’être happé par les savoir-faire africains, Picasso part d’abord à la découverte de l’art primitif catalan. Il effectue « un voyage au fin fond de la Catalogne, où il découvre une création ibérique médiévale qui affectera fortement sa technique », détaille Juliette Pozzo, en charge de la collection personnelle de Pablo Picasso au Musée national Picasso-Paris.

Puis sa révélation fracassante s’opère en 1907. L’artiste andalou n’en est alors qu’aux prémices de son célébrissime chef-d’œuvre, Les Demoiselles d’Avignon, quand le jeune Pablo, âgé de 26 ans, se rend au musée d’ethnologie du Trocadéro à Paris. Au milieu des salles « poussiéreuses et puantes », Picasso devine que cette visite va être décisive. « J’ai compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique, c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le jour où j’ai compris cela, je sus que j’avais trouvé mon chemin », confiera-t-il à sa compagne Françoise Gilot (Vivre avec Picasso, 1964).

Cette dimension sacrée de l’art africain, il la saisit puis l’infuse dans son travail pour finir Les Demoiselles d’Avignon. Et en effet, comment ne pas voir dans les deux visages à droite de sa toile la ressemblance avec des masques africains ? Subjugué, le peintre espagnol s’empare de certains procédés de cet art traditionnel, que l’on retrouve dans sa représentation de visages détaillés, son exploration des géométries, ou son utilisation des lignes dures et de jeux d’ombrage. Il tire de précieuses leçons des artistes anonymes africains, refaçonne son imaginaire, conçoit son art sans plus aucune limite. Pablo Picasso pose alors les premiers jalons du mouvement cubiste.  


Une influence « presque mystique » sur son œuvre

Comme l’analyse Juliette Pozzo, le dessinateur andalou entretient dès lors un rapport à la fois « formel » et « invisible, presque mystique » avec cet art africain. « Il voyait dans ces objets une dimension magique, un lien très fort avec la création ancestrale. » Dans plusieurs de ses œuvres, l’inspiration africaine est frappante : ses guitares cubistes en trois dimensions « qui reprennent certains volumes des masques africains tsogho », ou la peinture blanche que Picasso utilisait dans sa période surréaliste des années 1920, « qui se retrouve sur certains masques africains recouverts de kaolin », relève Juliette Pozzo. Gilles Plazy cite aussi la fameuse sculpture en argilede 1909, intitulée Tête de femme, un portrait de sa compagne, Fernande Olivier. Les crêtes empilées sur son crâne et les lignes marquées de son visage rappellent les traits de certaines statuettes africaines.

Un lien fort entre l’art non-occidental et ce monstre de la peinture qui lui vaudra l’exposition « Picasso Primitif » au Quai Branly à Paris, en 2017. Mais malgré ce dialogue incessant entre son art et l’Afrique, de toute son existence, Pablo Picasso n’a pas une seule fois mis les pieds sur le continent. « Il voyageait sans doute plus dans son imaginaire que physiquement. Il faut croire que son lieu d’escapade était dans son atelier, au contact de sa collection », suppose Juliette Pozzo.


Un « vampire » de tous les arts, toutes les cultures

Pour autant, d’après Gilles Plazy, si Picasso est aussi attiré par les techniques non-occidentales, c’est plutôt parce qu’il y voit un terrain de jeu artistique, et non parce qu’il accorde une symbolique particulière aux œuvres africaines. « Il est attiré par la possibilité de transformer les formes. Mais ce n’est pas un intellectuel. Il ne va jamais aller étudier les masques ou se plonger dans les significations de la culture africaine. Ça ne l’intéresse pas. » Ogre curieux et avide de nouvelles idées, tout ce qu’il peut prendre pour inspirer son art, Picasso prend, sans distinction ni hiérarchie. « C’est un gourmand, un avaleur des cultures. Avec l’art, Picasso est un vampire qui reproduit, imite, transforme », poursuit son biographe.

Alors Pablo Picasso vampirisait-il les arts africains ? Pour Olivia Marsaud, responsable des arts visuels à l’Institut français de Dakar, la réponse n’est pas si évidente. « L’héritage de Picasso est lourd. Ces dernières années, on a vu émerger beaucoup de critiques féministes et postcoloniales sur son art et sa vie. Mais on sait par exemple aujourd’hui que sa phrase “L’art nègre ? Connais pas !” ne voulait pas dire qu’il ne connaissait pas l’art africain ou qu’il le rabaissait. Au contraire, pour lui, “l’art nègre” n’avait pas lieu d’être. C’est un art total qui l’inspire au même titre que les statues espagnoles ou les tableaux de Velasquez. Et c’est d’ailleurs peut-être l’un des seuls artistes européens à avoir moins vu le côté exotique de l’art africain, au profit de son côté universel », développe-t-elle. N’être rattaché qu’à une seule inspiration ? Hors de question pour Picasso, comme l’avance Gilles Plazy. 

Le cubisme, un mouvement avant tout africain ?

En 1972, un an avant sa mort, ses œuvres voyagent pour la première fois sur le continent africain, jusqu’à Dakar, lors d’une grande exposition chapeautée par Léopold Senghor. Proche de Picasso, le tout premier président sénégalais souhaite faire briller la culture locale et les influences réciproques entre le sculpteur ibérique et les artistes africains. Puis cinquante ans plus tard, pour fêter cet anniversaire, le Musée des civilisations noires accueille, en avril 2022, l’exposition « Picasso à Dakar, 1972-2022 ».

Au même moment, l’artiste sénégalaise Kiné Aw, étiquetée comme la nouvelle « Picasso africaine », présente, au côté de 15 autres artistes, plusieurs de ses œuvres cubistes lors de l’exposition « Picasso Remix » à la Galerie Le Manège à Dakar. « Avec ce surnom, elle avait l’impression d’avoir copié un maître de la peinture. Mais pour elle, le cubisme, qui a justement été inspiré par les statues, les masques et les lignes d’art classique africain, est né en Afrique. Il coule dans ses veines. C’est de son propre héritage dont elle se sert », rapporte Olivia Marsaud.


Un héritage à la fois africain et occidental que la galerie a tenté d’interroger pour décentrer la figure du peintre espagnol. « Il y a un gros déséquilibre quand on dit que Picasso s’est inspiré d’objets africains. Parce qu’en face de lui, il n’y a personne à part les œuvres. On ne sait pas qui a réalisé ces productions, et ce silence est dérangeant. C’est pour cela qu’on voulait remettre au centre des artistes africains qui aujourd’hui ont un nom et créent au même titre que les grands monuments de l’art », ponctue-t-elle.

Pour marquer le cinquantenaire de sa mort, la France et l’Espagne ont concocté une programmation avec pas moins d’une quarantaine d’expositions à travers l’Europe et l’Amérique du Nord durant toute l’année 2023. Pourtant, en y regardant de plus près, aucun événement dédié à ce rapport entre Picasso et l’art non-occidental ne semble être prévu. Aucun partenariat noué avec un musée africain non plus. Pour Juliette Pozzo, cette absence est due au fait que « ce thème se retrouve déjà de façon transversale dans plusieurs expositions » et que les œuvres africaines de la collection privée de l’Andalou « sont très fragiles et donc très rarement prêtées ». Ce sujet devrait tout de même être un point important du symposium qui clôturera cette « programmation événement », en décembre 2023, précise-t-elle.

Source: l’important

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